Joël de Rosnay est la parrain du congrès Entreprise du futur.
Philippe Dobrowolska
Parrain du congrès « L’entreprise du futur » (Lyon ; 2e édition : 19 janvier 2017), le chercheur et prospectiviste Joël De Rosnay vient de sortir son dernier ouvrage « Je cherche à comprendre… les codes cachés de la nature ». Il s’y interroge sur l’avenir de la robotique, de l’intelligence artificielle et de l’économie numérique. Et sur le devenir des relations humaines dans un monde dominé par internet.
Bref Eco : En quoi « L’entreprise du futur » sera-t-elle différente de l’entreprise actuelle ? Et de quel « futur » parle-t-on : 2020, 2025, 2030, 2050 ?
Joël De Rosnay : On peut caractériser une entreprise du futur, disons de 2025, par son organisation, son utilisation du numérique, son style de management, son impact sociétal et environnemental. Son organisation est moins pyramidale. Elle fait appel au pouvoir transversal avec moins d’empilements hiérarchiques.
L’utilisation du numérique est omniprésente, tant en interne pour faciliter la gestion et les relations entre les salariés, qu’en externe dans les interactions créatives avec les clients, ou pour la formation. Le nouveau management porte moins sur le contrôle et la programmation que sur la vision à long terme, la communication, l’écoute et la confiance.
L’entreprise du futur verra également une augmentation importante de la participation des femmes dans les comités exécutifs
L’entreprise du futur verra également une augmentation importante de la participation des femmes dans les comités exécutifs. Enfin ce type d’entreprise cherchera à faire ressortir le lien social, le lien humain, au-delà de la seule utilisation des outils numériques.
Bref Eco : Le numérique et internet prennent le pouvoir, dans l’entreprise comme dans la société. Les robots (au sens large du terme) facilitent le travail et proposent une vie quotidienne « augmentée », via nos Smartphones. Mais ils inquiètent, par ailleurs, quand ils prennent la place des salariés. Restez-vous optimiste face à une (r) évolution dont on ne voit pas le terme ?
Joël De Rosnay : Je ne suis pas optimiste, mais j’ai une vision constructive, positive et pragmatique : « Au boulot les robots, la vie aux humains ! » Pour moi, l’évolution en cours conduira à confier progressivement le travail aux robots et la vie aux humains. Certes, la peur liée à la destruction des emplois en raison de la robotisation et de l’IA peut sembler, dans certains cas, justifiée.
Les robots ne vont pas seulement prendre le travail des cols bleus, mais aussi une partie de celui des cols blancs (juristes, avocats, notaires, comptables, consultants, enseignants, journalistes…).
Bref Eco : Prise de pouvoir de robots de plus en plus « intelligents », montée en puissance de l’intelligence artificielle touchant tous les domaines de la vie : sommes-nous en train de changer de monde ? Est-ce la fin de la valeur travail, voire du capitalisme ?
Joël De Rosnay : Oui, nous vivons un changement d’ère. Quand à la fin de la « valeur travail » ou du capitalisme, je partage l’approche Jeremy Rifkin : « Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de l'histoire qui se caractérise par le déclin inexorable de l'emploi. Surtout de l’emploi salarié, avec le CDI, en même temps qu’on assiste à la progression du travail indépendant. On va vers des communautés collaboratives (collaborative commons), une troisième voie, entre capitalisme traditionnel et dirigisme étatique.
Bref Eco : Des philosophes ou prospectivistes, dont certains prédisent que les robots pourraient devenir plus intelligents que l’Homme, parlent de la fin d’une certaine Humanité.
Joël De Rosnay : Je ne partage pas la vision de Bill Gates, Elon Musk, ou Stephen Hawking, Ils ont déclaré que l’IA risquait de conduire à la fin de l’humanité. Je pense que leur vision est malthusienne. Pour moi, l’intelligence augmentée de nos cerveaux, interconnectés en symbiose avec les robots, l’IA et l’écosystème numérique, est en train d’évoluer en parallèle et à une vitesse exponentielle. Un processus qui pourrait ouvrir de nouveaux champs de connaissances et libérer de nouvelles dimensions, encore à l’état potentiel, du cerveau humain, plutôt que de conduire à sa domination par les machines et à la fin de l’humanité.
Bref Eco : Autre évolution qui n’en est encore qu’à son émergence : la blockchain. Une nouvelle révolution à venir dans le système bancaire, dans le monde de l’énergie, etc. ?
Joël De Rosnay : Pour la première fois dans l’histoire des révolutions technologiques, l’une d’entre elle a la capacité d’agir sur le pouvoir vertical et centralisé exercé par les États sur la monnaie, sur celui des banques et les transactions financières, des notaires et les cessions immobilières, des monopoles énergétiques sur la distribution d’électricité.
La blockchain va bouleverser le rôle des tiers de confiance
La blockchain va bouleverser le rôle des tiers de confiance et des intermédiaires dans des domaines très variés. Dans celui de l’énergie, la blockchain va désintermédier les grands pouvoirs centralisés et pyramidaux des énergies fossiles et nucléaires. Par exemple, des particuliers peuvent, grâce à la blockchain, acheter et vendre de l’électricité de manière sécurisée et sans intermédiaires. Un tel système de vente d’électricité par la Smartgrid existe déjà à Brooklyn.
Bref Eco : Le numérique et internet remettent en cause les pouvoirs pyramidaux, dans la société comme dans l’entreprise...
Joël De Rosnay : La culture de la complexité se réfère à l’approche systémique et intègre la dynamique des évolutions exponentielles et les effets d'amplification. D’où la mise en cause des pouvoirs pyramidaux rigides et fermés sur eux-mêmes. Un exemple de l’évolution culturelle et des savoirs, liés à l'essor de l’écosystème numérique et de l’Internet des objets connectés, est celui de l’économie collaborative et de la coéducation transgénérationnelle.
Les critères de la société industrialiste et de l'économie de marché ne s'appliquent plus, face à l’uberisation du travail et à l’accès individuel aux connaissances grâce à des algorithmes de mise en relation offre/demande.
Bref Eco : D’un côté, le numérique redistribue le pouvoir au sein de la société, en la « démocratisant ». D’un autre, il le centralise en permettant à quelques firmes internationales, principalement américaines, de prendre des positions monopolistiques. Comment lutter contre cette concentration du pouvoir numérique ?
Joël De Rosnay : Les habitués des réseaux sociaux et des blogs pratiquent déjà une nouvelle forme d'économie : le « troc d'information ». Une création originale (logiciel, texte, conseils, musique, graphisme, audiovisuel…) est mise gratuitement à la disposition des utilisateurs. En retour, les créateurs sont « rémunérés » en information à plus haute valeur ajoutée. Une pratique parfaitement comprise et intégrée par les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), qui tirent profit de leurs propres consommacteurs pour créer de la valeur ajoutée, revendue sous différentes formes à d’autres clients.
Pour équilibrer cette concentration du pouvoir numérique, il va devenir essentiel pour les gouvernements d’encourager une corégulation citoyenne participative. Une corégulation citoyenne utilisant les outils de l’intelligence artificielle et de l’interconnexion des individus entre eux pour éviter les dérives des monopoles du numérique.
Bref Eco : Dans votre livre « Je cherche à comprendre… les codes cachés de la nature » (Ed. LLL), vous faites un parallèle entre la biologie et internet, entre le cerveau humain et un cerveau virtuel planétaire structuré par internet. Pouvez-vous nous expliquer ?
Joël De Rosnay : Avec les progrès de la biologie et du numérique, la frontière entre humains, mécanique et électronique disparaît progressivement. L'homme peut entrer en symbiose de plus en plus étroite avec les machines numériques et tirer un bénéfice de sa complémentarité avec les robots et l'intelligence artificielle.
Nulle question de l’avènement d’un cyborg, d’un homme bionique ou d’un Superman, mais bien d’un humain symbiotique relié à un macro-organisme planétaire, construit de l’intérieur, dont nous constituerions les cellules. Mais de quoi parle-t-on vraiment : d’un être symbiotique ou d’un transhumain ? Nous constituons une sorte de réseau neuronal (ou de système nerveux collectif) à l’échelle de la planète entière.
Nous devenons progressivement les neurones d’un « cerveau planétaire », ainsi que je l’ai écrit dans mon livre L’Homme symbiotique en 1995. Ce « cerveau planétaire » en train d’émerger représente l’étape actuelle de l’évolution de l’humanité. Un réseau intelligent constitué des êtres humains, des prothèses numériques que sont les Smartphones, des liens et interconnections grâce à l’écosystème numérique. Un cerveau possédant des capacités extraordinaires d’apprentissage et d’adaptation.
Doté d’une intelligence et d’une conscience collective, ce système nerveux global commence à être capable d’imaginer, d’apprendre, de traiter des informations complexes comme l’être humain le fait grâce à son cerveau. La question demeure : si ce cerveau planétaire prenait conscience de lui-même, que fera-il de nous ?