L’achat d’actifs dits de biodiversité peut-il favoriser celle-ci en recréant des biotopes ? Deux ans d’expérience menée en Crau montrent que les aménageurs n’entrent que timidement dans ce système. Le Conseil national de protection de la nature est réticent, et les conditions du marché foncier modifient les choix des opérateurs. Pour autant, les protecteurs de la nature ne rejettent pas en bloc le système émergeant qui va passer du régional au national.
Le projet d’actifs de biodiversité qu’avance l’Etat dans la Crau donne ses premiers résultats. Le parc logistique Clésud et la société Carnivor y ont en effet investi environ 2 millions d'euros au total cette année. Ils essuient les plâtres d’une politique de mesures compensatoires que l’Etat expérimente en Provence, sur un domaine anciennement agricole, Cossure, avant de l’étendre au territoire national. "Après deux ans, on peut dire que du strict point de vue du retour d’espèces protégées sur ce site dégradé, il y a eu des résultats", commente Jean Boutin, le directeur du Conservatoire d’espaces naturels de Provence (ex-CEEP), accompagnateur scientifique du projet. "Vingt outardes y paradent, le faucon crécerellette et l’alouette calandrette y sont de retour". La restauration de ces 357 hectares est financée par l’achat d’actifs particuliers, acquis par des sociétés d’aménagement qui dégradent par ailleurs les coussouls de Crau.
Projets autoroutiers, projet de canal depuis le Grand port maritime de Marseille, projets d’extension des zones logistiques Clésud à Salon-Grans et à Saint-Martin-de-Crau : l’intérêt de nombreuses sociétés semble passer par l’aménagement des 11 500 hectares de Crau, survivants d’une plaine qui en comptait 55 000 hectares. Sa part la plus intéressante au point de vue de la biodiversité, ce sont les coussouls.
Ce terme provençal qui signifie "parcours" dit bien que ces lieux étaient et sont encore voués au pastoralisme. Ces steppes, dégagées par le retrait ancien de la Durance, sont l’abri d’espèces particulières comme le ganga cata ou le lézard ocellé, qui apprécient soleil et espace dégagé propice au repérage des prédateurs. Mais la multiplication des hangars et des voies d’accès sur ces terres plates faciles à aménager réduit peu à peu l’espace naturel. En 2004 toutefois, l’Etat y crée une réserve naturelle de 7 000 hectares, confiée à la co-gestion de la Chambre d’agriculture 13 et d’une association écologiste, le CEN Paca.
En 2008, une opportunité unique permet à la Dreal Paca et à la Caisse des dépôts et consignations d’augmenter ce territoire tout en y menant une expérience originale : recréer un biotope favorable à la biodiversité, avec l’aide de sociétés aménageuses qui trouveraient là la possibilité de compenser les destructions qu’elles envisagent par ailleurs.
La SARL Cossure fruits est alors en redressement judiciaire, pendant que ses ouvriers agricoles attaquent leur employeur pour traitement indigne. Les nuages s’amoncellent au dessus de Gérard et Laurent Comte. Voici vingt ans qu’ils investissent pour faire de cette Crau sèche une latifundia plantée de 200 000 pêchers, irriguée par un entrelacs de tuyaux. CDC Biodiversité, de création récente, rachète le domaine, l’expérience peut débuter.
Filiale de la Caisse des dépôts, CDC Biodiversité investit 12,5 millions d'euros pour arracher les arbres, valoriser le bois, éradiquer le système d’irrigation, et étudier l’état zéro de la nature. Son chef de projet sud-est, Michel Oberlinkels, disait en 2009 :"Nous nous engageons à réhabiliter le milieu, c'est-à-dire à l’ouvrir pour qu’il devienne favorable à un développement de la faune et de la flore steppique provençale".
Sur le plan économique, il s’agit d’une "réserve d’actifs naturels". Un aménageur pourra, s’il est autorisé à détruire un habitat ou une espèce particulière à ces milieux, acheter des actifs biodiversité à Cossure, c'est-à-dire participer à recréer la biodiversité qu’il amoindrit par ailleurs. Mais les aménageurs ne se bousculent pas. Clésud entre dans le jeu cependant. Depuis l’an 2000, le gestionnaire de parcs logistiques entre Salon, Grans et Miramas doit satisfaire à une demande de compensations de l’Union européenne. Il y satisfait en acquérant une quarantaine d’actifs biodiversité à Clésud.
L’actif biodiversité a une valeur fixée par CDC Biodiversité, correspondant au coût de restauration d’un hectare. En 2011, c’est 38 000 €. Or, ce n’est pas la valeur à laquelle sont habitués les aménageurs, qui ne voient pas vraiment pourquoi ils paieraient sept fois son prix l’hectare de Crau.
"Le Conseil national de protection de la nature auquel aboutissent tous les projets de mesures compensatoires a fait savoir qu’il n’accepterait plus de destruction de coussoul vierge",résume Jean Boutin. Dans ces conditions, Cossure serait vu comme une invitation pratique à en détruire, et c’est du coussoul vierge qui sera désormais acheté pour être ajouté à la Réserve naturelle de Crau en guise de mesure compensatoire. Or son prix n’est que de 5 000 €/ha. Qui irait alors investir à Cossure où il coûte 38 000 € ?".
Il faut donc se rabattre sur des destructions autorisées de vagues steppes à l’intérêt faunistique et floristique moins marqués, et les compenser via l’achat d’actifs à Cossure. C’est le cas de l’autre opérateur acheteur de ces actifs, Carnivor. Le 17 janvier dernier, un arrêté préfectoral autorise la société immobilière et négociante de viandes de Toulon à construire des hangars à Saint-Martin-de-Crau.
La commune cherche à développer ses zones d’activités. Carnivor, via ses sociétés d’aménagement, s’est portée acquéreur de 200 hectares environ sur la commune. Elle lance un projet immobilier et hôtelier, une zone dévolue à un parc photovoltaïque, et en parallèle, l’une de ses sociétés, Boussard Nord, va construire des hangars sur le parc logistique de Mas Boussard.
Ce dernier projet va l’amener à détruire l’habitat d’une quinzaine d’espèces d’oiseaux, du lézard ocellé et du crapaud calamite. "Ce sont souvent des espèces qu’on trouve assez banalement ailleurs", estime Laurent Leroy, le directeur de la Dreal Paca. On propose donc à Carnivor d’entrer dans un système de mesures compensatoires, avec un rapport de quatre hectares achetés à Cossure pour un hectares impacté à Saint-Martin. Carnivor se retrouvera donc investisseur en biodiversité pour 38 hectares sur le domaine de la Caisse des dépôts.
Carnivor (qui n’a pas donné suite à notre demande d’entretien) a acheté pour 1,1 million d'euros ces actifs Cossure, mais doit aussi modifier les conditions de son chantier pour respecter les périodes de nidifications, et financer pendant dix années le suivi des populations d’animaux que ces travaux ont touché. La facture est là estimée à 1,16 million d'euros. Et ce n’est pas encore le prix de la tranquillité. En juin dernier, au cours d’une manifestation écologiste, à l’aide de peintures sur les panneaux d’entrée de ville, Saint-Martin-de-Crau est rebaptisée "Saint-Parpaing".
"Avec ces actifs dits de biodiversité, l'Administration a ouvert la boîte de Pandore" affirme Cyrile Girard, un des responsables de Naccica. L’association qui mobilise nombre de scientifiques pour la défense de la Crau et de la Camargue n’est pas tendre : "Avec le projet Carnivor, l’Administration réussit le tour de force de contribuer à détruire la filière ovine locale en favorisant l’importation de viandes, et de permettre de détruire la Crau". Les conditions de la mise en œuvre des mesures compensatoires scandalisent M. Girard : "La capture de lézards ocellés, seule espèce vraiment considérée dans cette affaire alors qu’il y en a trente impactées, et de leur relâchement à Cossure se font sans garantie de résultat".
Jean Boutin, du CEN Paca, est plus mesuré : "Les espèces visées sont revenues. Le problème, c’est que ce n’est pas sur du coussoul, les herbes sont bien trop hautes pour ça", et la folle avoine qui peuple le site peut cacher le renard, ce qui ne fera pas l’affaire de l’outarde, qui veut voir loin. Mais comment recréer en quelques années un biotope qui a mis des milliers d’années à se former ?
La fin justifie-t-elle les moyens pour l’Etat, qui aurait poussé Carnivor à crédibiliser le système expérimental ? Il est vrai que le ministère de l’Ecologie a lancé le 21 juin dernier un appel à manifestation d’intérêt pour de nouvelles opérations en France. Comment décemment le faire si l’expérimentation de Crau ne donne pas de résultats probants ? Toutefois pour M. Boutin, "la crédibilité du système ne peut se passer d’un régulateur impartial". Malgré tous ses défauts, les défenseurs de la nature le créditeront d’une certaine confiance si l’Etat est au milieu du système.
Les dossiers seront sélectionnés fin octobre par le ministère, "sur la base de plusieurs critères", indique son communiqué : "notamment le choix du site au regard des pressions d’aménagement connues ou potentielles…et le soutien des acteurs locaux". Selon nos informations, le retour de l’outarde canepetière en Poitou-Charentes et du grand hamster en Alsace tiendraient la corde, avec la reconstitution des pelouses calcaires de Normandie.
Michel Neumuller
Sud Infos n° 760 du 17/10/2011
Photo : ©M. Neumuller. Des espaces voués au pastoralisme.