Fabrice Boutet, DG de Sata Group.
J.S.I.
Fabrice Boutet est à la tête de Sata Group qui gère les plus grands domaines skiables de l’Oisans : les 2 Alpes, l’Alpe d’Huez, La Grave. Une position dominante qui lui confère une fonction économique et sociale essentielle dans le massif isérois et ses vallées. Interview.
Sata Group est, selon vous, une « société de territoire ». Que voulez-vous dire par là ?
Fabrice Boutet : Rappelons que Sata Group est chargée de dix DSP (Délégation de service public) accordées par dix communes de la vallée de l’Oisans. C’est une société d’économie mixte (Sem) et, par définition, son capital est détenu majoritairement par les collectivités. Six banques en ont environ 28 %, le reste est entre les mains de 720 actionnaires individuels. Avec 1.100 personnes et un chiffre d’affaires de 120 millions d’euros, notre entreprise est le premier acteur économique de l’Oisans. Or, les études montrent qu’un euro dépensé en forfait de ski génère sept euros d’achats sur le territoire (hôtellerie, restauration, culture, activités diverses). Ce sont donc 840 millions d’euros qui sont injectés chaque année sur notre territoire grâce à l’activité touristique de Sata Group. Et plus on développe nos domaines skiables et les activités qui y sont liées, plus on permet de renforcer nos services privés et publics, nos écoles, nos transports, nos services de santé, etc. Nous prenons donc une part importante au développement du territoire.
En outre, il faut souligner que notre entreprise a fait le choix de ne remonter aucun dividende aux actionnaires. C’est une grande différence par rapport à une société privée classique. Nous ne sommes pas contraints par des exigences de rentabilité financière ou boursière élevée. Nous réinvestissons chaque euro de bénéfice. C’est ce qui me fait dire que nous sommes une « société de territoire » dont l’objectif est de se moderniser, de faire vivre correctement nos salariés en offrant un service de qualité et en respectant le patrimoine public qui est celui de notre territoire, de nos communes.
Quel pouvoir Sata Group a-t-elle en matière foncière et
immobilière ?
F.B. : La Sem fonctionne comme un acteur privé. Nous pouvons donc - et nous l’avons fait- investir dans des résidences de tourisme, dans des restaurants, un hôtel, des appartements destinés aux travailleurs saisonniers. Nous avons également des terrains, en propre, sur lesquels, par exemple, nous allons construire prochainement des garages. Nous avons acheté récemment un immeuble qu’on va casser et reconstruire pour y établir des salariés permanents. Et nous discutons avec la mairie pour avoir une vingtaine de logements à Huez, comme aux 2 Alpes.
Car nous ne pouvons pas faire de logement social. C’est un problème qu’on est en train de soulever auprès du législateur et de la Banque des Territoires. L’idée serait d’avoir un statut de bailleur social pour pouvoir emprunter sur 30 ans (et non pas sur quinze) afin de construire, par exemple, des logements pour les saisonniers qui ne sont ici que cinq à six mois dans l’année.
Pourquoi avoir récemment créé la marque AEON ?
F.B. : Nous disposons de trois grands domaines mondialement connus, proches les uns des autres tout en étant très différents : L’Alpe d’Huez, Les 2 Alpes et La Grave. La question était la suivante : comment faire pour les réunir, comment créer un lien entre ces destinations touristiques ? Et comment les rapprocher aussi pour nos collaborateurs qui travaillent sur ces stations parfois concurrentes ? Je souhaitais qu’on ait un langage et une culture communs, un objectif qui nous rassemble. On a eu plein de propositions et, un jour, AEON a été proposée. Ça a été le déclic. En latin, AEON signifie « pour l’éternité ». Or, c’est exactement la philosophie de notre projet ! Les montagnes sont éternelles, les Alpes sont éternelles. Ce que fait Sata Group aujourd’hui n’est qu’une étape dans leur histoire. Les anciens ont fait de l’agriculture en montagne, puis ont créé le concept de vacances à la neige. Aujourd’hui, Sata Group travaille sur son projet à 50 ans.
En quoi AEON dépasse-t-elle une simple stratégie de
marketing ?
F.B. : Cette marque s’appuie sur plusieurs principes forts. L’accueil, par exemple, qui doit dépasser la simple politesse vis-à-vis de notre clientèle qu’il faut considérer. Or, cela commence par la considération de nos collaborateurs. Car travailler dans une entreprise qui vous valorise, qui vous rend fier, rejaillit automatiquement sur le comportement que vous aurez avec vos clients qui ressentiront cette bienveillance. Le management doit donc tout faire pour faciliter la vie des collaborateurs (informations, suivi de carrière, services divers, etc.) qui, à leur tour, seront dans les meilleures conditions pour faciliter celle des clients, et cela quel que soit le poste qu’ils occupent. Nous devons être très attentifs au bien-être des collaborateurs au travail. Cela se traduit, concrètement, par un ensemble d’attentions qui peuvent paraître des détails vus de l’extérieur : des tenues de travail de qualité (même si elles sont plus chères), de la crème solaire pour lutter contre les cancers de la peau, le port du casque rendu obligatoire, des semelles de chaussures adaptées au pied de chacun, des chaussettes en laine mérinos, etc. Car quand on prend soin de moi, je prends soin des autres.
En quoi la RSE (Responsabilité sociétale et environnementale) entre-t-elle dans cette stratégie marketing ?
F.B. : L’innovation est un autre pilier d’AEON et nous la faisons porter principalement sur la RSE. Ainsi, dès cet hiver, 100 % de nos 50 dameuses fonctionneront au HVO (huiles végétales organiques) en remplacement du gasoil. Cela représente 93 % de décarbonation ! En outre, nous allons tester, en février, la première dameuse à hydrogène, avec tout ce que cela implique : installation de cuves, production d’hydrogène vert… De même, nous allons rétrofiter tous nos 4x4 pour les faire passer à l’électrique. Trois seront en test dès le printemps 2024. Le photovoltaïque et l’hydroélectricité sont également en ligne de mire, de même que tous les écogestes qui nous permettront d’économiser l’énergie dans nos bâtiments, déjà tous équipés en leds.
La fonte des glaciers inquiète tout le monde. Or, le domaine des 2 Alpes repose en partie sur un glacier. Comment envisagez-vous l’avenir sur ce point ?
F.B. : Nous subissons la fonte des glaciers, bien sûr. C’est un problème mondial et ce n’est pas la faute du ski ! Nous avons effectivement une calotte glaciaire aux 2 Alpes ; c’est le glacier skiable le plus grand d’Europe. La neige qui tombe sur la glace la protège. Ce manteau neigeux protège thermiquement le glacier. Aussi, tout au long de la saison, nous tassons la neige sur le glacier afin qu’il résiste mieux à la fonte. C’est un travail de tous les jours, suivi par des scientifiques.
L’installation d’ascenseurs valléens, qui permettraient de laisser les voitures dans les vallées et de monter les skieurs sur les pistes en télécabines, peut être une solution à la diminution du bilan carbone des stations. Quels sont vos projets dans ce domaine ?
F.B. : En ce qui nous concerne, nous disposons déjà de deux ascenseurs valléens : l’Eau d’Olle Express, qui relie directement la vallée aux pistes d’Oz-en-Oisans en huit minutes au lieu de vingt minutes par la route, et la télécabine de Venosc, du côté des 2 Alpes. Nous avons par ailleurs le projet de relier Huez à Bourg d’Oisans, ce qui permettrait de rejoindre les pistes grâce au tronçon Huez/Alpe d’Huez/domaine skiable déjà existant. Le jour où l’on pourra faire Bourg d’Oisans-Huez, on laissera en vallée 1.500 voitures et navettes empruntées aujourd’hui chaque jour par des touristes et des salariés de la station ! Cela facilitera la montée en voiture, sur une route parfois enneigée. Et l’été, cela pourrait même nous permettre de laisser aux seuls vélos les 21 virages de la montée à l’Alpe ! Rappelons que 120.000 cyclistes ont fait la montée à l’Alpe d’Huez sur les deux mois de cet été ! Le projet est intégré au Scot (Schéma de Cohérence Territoriale) qui sera bientôt présenté. Les études pourraient être lancées dans la foulée. Mais c’est un projet des collectivités.
Avez-vous des difficultés à recruter ?
F.B. : Nous n’avons pas de problèmes de recrutement de nos saisonniers. Je pense que notre politique de bien-être dans l’entreprise commence à payer. En revanche, c’est plus difficile sur des postes plus techniques : électriciens, mécaniciens, etc. Quand vous habitez à Caen, venir travailler comme électricien à l’Alpe d’Huez, ce n’est pas un recrutement, c’est un projet de vie ! Notre vie est faite de saisons très marquées, de travail pendant les vacances scolaires, d’intersaisons où l’on passe de 22.000 touristes à quasiment zéro du jour au lendemain, à la fin de la saison d’hiver. Pour vivre ici au mois de novembre, moralement, il faut être prêt !
Vous avez passé un accord de partenariat avec la petite station du col de Porte, près de Grenoble. Quel en est l’intérêt, pour vous ?
F.B. : Une collaboration avec ces petites stations de moyenne montagne peut les aider à lutter un tant soit peu contre le chômage et à conduire leur transition. Nous apportons une aide matérielle. Nous pouvons envoyer quelques collaborateurs, par exemple, à la station du Mont Aigoual (au sud du Massif Central, NDLR) pour aider son équipe à changer un câble de téléski. Nous avons aussi donné des motoneiges, des dameuses, des tenues. Nous pouvons apporter notre expertise en matière de neige de culture, d’organisation du domaine, de commercialisation. Ce n’est surtout pas de l’assistanat. Car c’est aussi participer à la formation des skieurs voire des métiers de demain : moniteurs, pisteurs, opérateurs de remontées mécaniques, etc. Ce qu’on leur donne aujourd’hui, à ces petites stations, elles nous le rendront plus tard, indirectement. Autre exemple : nous sommes candidats à la DSP de l’Alpe du Grand Serre. Or, nous n’y allons pas pour gagner de l’argent. L’Alpe du Grand Serre, c’est les portes de l’Oisans, un parc de respiration aux portes de Grenoble. Mais ce sont aussi 17 agriculteurs qui vivent là et sont moniteurs de ski l’hiver. C’est aussi une centaine de socioprofessionnels et leur famille. Sata Group peut ainsi participer à la transition de cette moyenne montagne vers des activités plus diversifiées que le seul ski.
Fabrice Boutet : de l’industrie à la montagne
Recruté en 2020 pour diriger Sata Group, Fabrice Boutet n’avait jamais opéré en station de montagne dans ses précédents postes professionnels. Mais il connaissait bien la vallée : il a skié à l’Alpe d’Huez et aux Deux Alpes pendant toute son enfance. Il a été moniteur de ski puis, après être passé par l’Ureps et l’Insep en tant que sportif de haut niveau, enseignant de sport pendant une année, le temps de comprendre… « que je n’étais pas fait pour ça », dit-il en souriant. Formé au marketing, au commerce et au management à EMLyon, il a ensuite été engagé chez Sommer-Allibert où il a passé seize ans pour finir à la direction Europe du groupe. Puis il a été nommé directeur général de la Ciat, une société industrielle de l’Ain spécialisée dans le génie climatique, où il est resté douze ans, jusqu’à ce que la société soit cédée au groupe américain UTC. Il a alors été recruté par le groupe lyonnais Aldes, un fabricant de référence dans les équipements aérauliques, où il a été près de cinq ans directeur général France puis Europe, jusqu’en avril 2020. Il est alors contacté par le maire d’Huez qui lui propose la direction de Sata Group. « J’ai réfléchi une minute, pas davantage, pour accepter la proposition ». La société travaillait à remporter la nouvelle DSP (Délégation de service public) du domaine des 2 Alpes.
Cet article est issu de notre numéro spécial montagne, à retrouver ici.