La morille made in Haute-Savoie arrive à grandes enjambées.
Après la truffe, la morille est le champignon le plus précieux. Sa forme unique la rend reconnaissable entre tous, son goût raffiné et son arôme délicat sont très appréciés par les grands restaurateurs qui adorent la cuisiner. Près du lac d’Annecy, une exploitation a trouvé la martingale qui lui permet de la produire en quantité. Son innovation, issue de longues années d’expérience, est pleine de promesses.
Après avoir longé, sur quelques kilomètres, la route bordant le
lac d’Annecy, il faut la quitter, traverser le village de Saint-Jorioz puis s’enfoncer dans une campagne bucolique, avant d’abandonner le bitume pour un chemin caillouteux, au bout duquel, à l’orée d’un bois et le long d’un ruisseau gonflé par les pluies diluviennes de janvier, apparaît une maison plutôt traditionnelle : c’est le siège de la société Ceramyca, l’un des
tous premiers producteurs français de morilles.
Pierre Girard, cofondateur de la société avec Jonathan Cabodi et Rémy Barraud, habite ici en famille, à proximité d’un hectare d’agroforesterie qui donnera sa récolte de champignons au début du printemps (la société dispose d’une deuxième exploitation en Savoie). Sur la morille, il est intarissable : « Au Moyen-Âge, elle n’a pas toujours été bien perçue, sans doute car on ne savait pas la cuisiner. Et la manger crue est dangereux ; elle peut même être mortelle. Mais la cuire suffit à la rendre comestible. Elle se révèle alors succulente, riche en vitamines et en antioxydants. Les Français en consomment beaucoup, bien davantage que les Allemands ou les Suisses, par exemple. Et Auvergne Rhône-Alpes est un excellent creuset : elle y pousse très bien, dans un environnement qui lui convient ».
Importations de Turquie et de Chine
Oui mais voilà : si la « reine de la forêt » se développe dans les sous-bois ou au pied de certains arbres (les pommiers, les frênes…), personne dans l’Hexagone n’avait réussi à en maîtriser la culture. Du coup, la plus grande partie des 500 tonnes de morilles consommées annuellement en France provient encore de Turquie, de Chine voire des Balkans. Elles sont
vendues déshydratées ou lyophilisées. Les restaurateurs étoilés, eux, préfèrent les morilles fraîches, cueillies à la main par des passionnés.
Dans le passé, il y avait bien eu quelques expériences de culture de la morille, en particulier à partir de marc de pommes. À la fin du 19e siècle, quelques botanistes et agriculteurs avaient publié des recherches sur le sujet. Comme le Baron d’Yvoire (une commune bordant le lac Léman) en 1889. Mais ces quelques avancées n’ont quasiment jamais eu de suite. Et puis, « il y a près de 25 ans, un étudiant américain a déposé un brevet après avoir fait pousser des morilles dans des barquettes
installées sur son balcon. Sa découverte a été copiée par des producteurs chinois qui se sont mis à l’exploiter à l’échelle internationale ». En France, les premiers producteurs ont émergé dans les années 2010, inspirés par des experts asiatiques. On en compterait quelques dizaines aujourd’hui,
à un niveau d’expérimentation ou de production plus ou moins avancé.
Des années de recherche et puis… bingo
Pierre Girard a toujours été végétarien mais il ne s’était jamais vraiment intéressé aux champignons. Loin de là : à l’âge de vingt ans, il lançait une entreprise d’informatique. Il la revendra une décennie plus tard, de quoi
changer de vie avec le pécule issu de la cession. Mais changer de vie… pour faire quoi ? La morille… après tout, pourquoi pas ? « J’ai retrouvé le brevet, l’histoire m’a enthousiasmé et c’est alors que j’ai rencontré Jonathan et Rémy qui s’étaient, en Savoie, lancés dans la production
de morilles après avoir cultivé du safran. J’avais trente ans, ils en avaient dix de moins et nous avons décidé de nous associer ». La quête du graal va prendre des années. Au moins six, avec des plantations à l’automne et
de faibles récoltes au printemps. Longtemps, les tentatives s’avèrent décevantes. Et puis, un jour, bingo ! « La septième année, nous faisons
une découverte : en insérant du mycélium, auquel on inocule une céréale, dans de petites capsules en céramique et terracotta que l’on place en terre, les unes à une certaine distance des autres, la réaction est spectaculaire et la multiplication des morilles jamais vue ». En clair, la production est multipliée par cinq par rapport à celle des Chinois, ce qui permet d’envisager enfin la rentabilité de l’activité. En outre, la culture est totalement bio. Son seul véritable ennemi, à surveiller de près, est la limace.
Une productivité record
Un nouveau brevet est alors rapidement validé. Et l’aventure commerciale peut commencer. Avec une idée en tête : inonder le marché français et plus largement européen, grâce à une production totalement maîtrisée dont les restaurateurs étoilés seront sans doute les premiers acheteurs.
Actuellement, trois hectares sont exploités sur deux sites avec un rendement approchant un kilo/m2, soit dix tonnes/hectare. Une productivité record. L’exploitation se fait en plein champ, sous serres humides et protégées d’une trop grande luminosité, afin de reproduire un microclimat forestier. Les trois associés recrutent sept personnes par hectare en saison de semis puis au moment de la récolte.
Un modèle économique qui décolle
Si Ceramyca vend sa propre production de morilles, elle commercialise aussi son process ainsi que les équipements et les intrants nécessaires (les pots, les serres, la semence). « Il y a trois ans, nous avons commencé à vendre à des maraîchers, puis au grand public à travers des jardineries et, enfin, à des agriculteurs. Tous les tests sont très positifs ». Et les résultats économiques sont là, indiscutables : de 200 000 euros en 2020, le chiffre d’affaires de Ceramyca est passé à 780 000 euros en 2023 et
la société, désormais rentable, vise les 3 millions dès 2024.
À moins qu’un gros contrat, en ligne de mire, ne soit finalement signé, qui gonflerait considérablement le business de l’entreprise annécienne : un agriculteur suisse serait prêt à planter trente hectares de morilles… voire une centaine dans un second temps, selon la technique haut-savoyarde. Une proposition qui fait réfléchir. Une chose est sûre : la morille made in France arrive à grandes enjambées.
Cet article est issu du beAURA » tome 3, à retrouver ici.