Priorité absolue à l’économie circulaire ! C’est la seule qui pourra repousser les pénuries de matières premières sur terre et nous éviter de plonger dans la décroissance. Dans un ouvrage très argumenté postfacé par Cédric Villani, François Grosse* appelle les gouvernements à imposer 80 % de matière recyclée dans tous les process de fabrication. Ainsi, si la croissance ne dépasse pas 1 % à l’échelle mondiale, nous pourrions repousser d’un siècle la disponibilité des principales matières premières. Un nouveau pavé dans la mare du débat environnemental.
Tout le monde s’accorde sur le constat : le monde surconsomme les matières premières, en particulier les métaux. Par exemple, la consommation annuelle de fer ou de cuivre a été multipliée par 30 en un siècle. Sur la seule année 2011, dites-vous, la consommation mondiale d’acier a dépassé la consommation de l’Humanité depuis la préhistoire jusqu’à l’année 1900 !
François Grosse : Concernant les principaux métaux, en théorie il y a peu de risque de pénurie. Ils font partie du matériau constitutif de l’écorce terrestre, ils sont partout. Mais les ressources concentrées et accessibles de ces métaux, celles qui font l’ossature de notre économie industrielle, ne sont pas infinies, elles. Face à la croissance, elles diminuent très vite. Donc, les ressources répertoriées aujourd’hui en fer, aluminium ou cuivre par exemple, seront épuisées avant la fin du siècle si nous ne changeons pas notre rythme de consommation.
L’exploitation des océans, qui génère d’ailleurs un nouveau débat (la France dit qu’il faut l’interdire), serait-elle une solution ?
F. G. : Au fond des mers ou ailleurs, le problème, c’est que les impacts environnementaux et énergétiques d’une telle exploitation minière sont énormes, et de plus en plus gigantesques au fur et à mesure que les gisements sont plus difficiles à exploiter. Les conditions d’exploitation des futurs gisements seront un jour cinq ou dix fois plus génératrices de dommage à l’environnement et au climat qu’aujourd’hui. Les géologues qui ont travaillé sur le programme des Nations Unies pour l’Environnement (International Ressource Panel) pointent à ce sujet l’appauvrissement tendanciel des gisements au cours du XXe siècle, et l’augmentation correspondante des consommations d’énergie et des impacts environnementaux pour les exploiter. Donc, l’extraction sous-marine de matières premières est une fausse bonne solution. Il faut plutôt agir sur la consommation.
Comment intégrez-vous la question démographique dans vos perspectives ?
F. G. : Certes, la croissance démographique mondiale a un impact sur la consommation globale de matières. Mais elle n’est pas centrale. Disons qu’elle est un facteur aggravant. Ainsi, des études (notamment au London College) ont montré que, malgré une démographie proche de zéro au cours des dernières décennies, la consommation nette d’aluminium en Grande-Bretagne croissait de 3 % par an aux alentours de 2000, et celle de l’acier continuait d’augmenter légèrement. En fait, les pays riches continuent de consommer davantage. Il n’y a pas d’effet satiété. On ne consomme pas parce qu’on a des besoins matériels ; la consommation est devenue un phénomène social.
Nos sociétés continuent de consommer davantage…
F. G. : En s’attaquant d’abord à la réduction des déchets, les politiques publiques génèrent un énorme malentendu. Ce n’est pas parce qu’on produit moins de déchets qu’on consomme moins. Car entre les deux, on accumule : la croissance de nos consommations vient ajouter des biens à ce qu’on possède déjà. Je n’en fais pas un jugement moral, c’est simplement une réalité. Les deux tiers de l’acier consommés servent à posséder encore plus de choses. Certes, ils seront un jour recyclés, mais quand ? Vous aviez trois chemises il y a trente ans, puis vous en avez eu 5, puis 10. Vous les jetterez bien un jour mais entretemps, le stock augmente. C’est la même chose avec tous les autres produits, quels qu’ils soient, au hasard les charpentes métalliques, les voitures, les rails, les barrières d’autoroute, etc. Et augmenter tous ces stocks, cela vient forcément du sous-sol. Or, l’extraction a un impact énorme sur l’environnement.
Selon vous, la décroissance est-elle une solution ?
F. G. : Non. Je veux parler de sobriété, de la nécessité d’une croissance soutenable, c’est-à-dire extrêmement faible. Pas de décroissance. Au-delà de 1 % de croissance mondiale des consommations matérielles chaque année, il n’existe pas de politique soutenable. Au-delà, toutes les améliorations apportées, comme une production moins polluante par exemple, sont gommées à dix ou vingt ans. La décroissance, c’est commode. Si on fait de la décroissance, certes on règle plein de problèmes environnementaux, mais comment fait-on pour l’emploi ou l’équilibre social ? C’est un peu comme la technologie miracle qui résoudrait tous les problèmes.
Car si on continue de multiplier les quantités de matières qu’on consomme, tout en voyant baisser la teneur en matière première dans les sols et carrières, il nous faudrait une efficacité énergétique multipliée par 10 ou 20 dans les prochaines décennies. Quelles sont les technologies qui permettront cela ? Il faut cesser les incantations.
Alors, la solution, c’est quoi ?
F. G. : La solution passe par des changements profonds dans les modes de production et de consommation. Le législateur et les entreprises doivent prendre leurs responsabilités.
Il faut de la contrainte ?
F. G. : Oui, clairement. Attention, notre système de production est très lourd et on ne peut pas décider de changer du jour au lendemain. Il existe un levier pour agir : il faut imposer dans la production et les importations que les biens matériels soient composés, en gros, de 80 % de matières recyclées, pour celles qui ne se régénèrent pas (pas le bois, par ex.). C’est un renversement de logique. Aujourd’hui, on impose que nos déchets soient recyclés. Mais c’est de l’autre côté du cycle qu’il faut agir. Du recyclable, il faut imposer le recyclé.
La solution passe par des changements profonds dans les modes de production et de consommation. Le législateur et les entreprises doivent prendre leurs responsabilités
Mais l’un ne va pas sans l’autre…
F. G. : Certes mais quand vous agissez sur les déchets, vous ne contribuez qu’à une toute petite partie des consommations. Il faut enclencher systématiquement le recyclage des déchets et utiliser le maximum de déchets recyclés. L’un entraîne l’autre. Les fameux 80 % de déchets imposés dans la production optimiseront le recyclage des déchets.
Les métaux sont déjà largement recyclés aujourd’hui ?
F. G. : Oui, le taux de recyclage de l’acier est de 72 % au niveau mondial, par exemple, selon les experts du PNUE. Mais le monde est en croissance et il en consomme beaucoup plus que la quantité de déchets utilisée. Comme la durée de vie de l’acier, sous forme de produits, est d’environ 35 ans, les déchets d’aujourd’hui sont la consommation d’il y a 35 ans, soit beaucoup moins que nos besoins actuels. En imposant 80 % de déchets entrant dans les fabrications, on va assagir la croissance de la consommation sans pour autant être en décroissance. Mais on sera en croissance de moins de 1 %.
Le tri et le recyclage poussés par la loi ne sont donc pas négatifs. Mais ils sont loin d’être suffisants ?
F. G. : Exactement. Ils sont indispensables mais en se concentrant là-dessus, on passe à côté de l’effet inhibiteur de la croissance sur ce recyclage. Certaines législations commencent à prendre en compte ce raisonnement. Certaines obligations d’utilisation de matières recyclées commencent à s’imposer, dans les travaux publics par exemple. Et des industriels s’interrogent. Certes, il y a des obstacles technologiques et il faudra trouver des solutions.
Votre proposition repousse d’un siècle les questions de matières premières… et après ?
F. G. : Après, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que rester dans un véhicule sur une pente qui l’accélère en permanence alors qu’il y a un gouffre au bout de la route, ce n’est pas la meilleure solution. Avec beaucoup d’humilité, je propose donc une solution transitoire qui doit nous permettre d’atterrir plus en douceur sur les transformations d’après.
Dans 200 ans, disons, il n’y aura donc plus d’extraction minière ?
F. G. : Encore une fois, les gisements sont théoriquement gigantesques mais très disséminées. Donc, le risque sur certains métaux, c’est de basculer sur un scénario effrayant, avec des impacts environnementaux catastrophiques. Certes, les quantités de lithium dans l’eau de mer sont hallucinantes. Mais à l’état de microtraces. Et s’il faut aller demain le chercher dans la mer, c’est avec un impact fou et des dépenses énergétiques impensables. Il faut donc, oui, ralentir fortement l’extraction de métaux et matières premières.
Les questions sont posées à l’échelle mondiale et tout le monde n’aura pas la même vision des choses…
F. G. : Oui mais il est relativement facile de démarrer dans cette perspective des 80 %. On peut même imaginer qu’il y aura une prime à ceux qui se lancent les premiers. Si l’Europe décidait cela, ça pourrait faire bouger les choses. Certes, on peut dire « comme les autres ne le feront jamais, on s’en lave les mains », et continuer d’accuser l’Australie qui vit à 80 % de ses ressources minérales. C’est bien sûr une question d’état d’esprit. Mais on a aussi un intérêt à se relever les manches : en cas de tensions extrêmes sur les matières premières, il est toujours mieux de se préparer, de mettre en place un nouveau business model reposant sur le recyclage, assurant davantage d’indépendance nationale et de souveraineté.
Quel peut être le rôle de l’innovation et des gains de productivité dans les entreprises ?
F. G. : Bien sûr, tout ce qui améliore la productivité matérielle et énergétique est indispensable. Il faut le faire mais l’amélioration des process a des limites, d’autant plus élevées si on ne touche pas à la croissance des consommations. Je préfère proposer à un fabricant de voitures de dire à ses clients : ma voiture est composée à 80 % de matières recyclées. À une entreprise de BTP d’affirmer haut et fort : le bâtiment que je construis repose sur du métal recyclé. C’est aujourd’hui le cas à Monaco sur un grand projet d’usine verticale qui sera construite avec près de 2 000 tonnes d’acier recyclé, avec des pénalités si cet objectif n’est pas atteint. Mon message aux entreprises, c’est « faites-le ».
* « Croissance soutenable : la société au défi de l’économie circulaire » ; Presse Universitaire de Grenoble, mai 2023.
Bio express
François Grosse est ingénieur polytechnicien. Il a commencé sa carrière à Gaz de France puis au sein du groupe Veolia qu’il a quitté en 2013 pour cocréer à Lyon la start-up Forcity. Il pilote aujourd’hui à Monaco le grand projet environnemental « Symbiose » auprès de la Smeg (Société Monégasque de l’Électricité et du Gaz).
Cet article est issu de notre hors-série « Les Champions de la RSE » tome 5, à retrouver ici.