Au moment de son 5e anniversaire, l'équipe de Tënk peut afficher son bilan avec fierté.
Anouck Everaere
À Lussas, un petit village d’Ardèche, une plateforme internationale de vidéos à la demande (VOD), spécialisée dans le documentaire, poursuit une aventure hors du commun. Elle a vu le jour dans les années 1980 grâce à des passionnés viscéralement attachés à leur territoire. Quand la culture rejoint la ruralité et stimule l’économie locale…
Un immense bâtiment moderne proche du centre-bourg : campé sur ses 1 500 m2, L’Imaginaire étonne voire détonne à côté des maisons en pierres, du clocher du village et des vignes environnantes. Mais ici, à Lussas (1.100 habitants), on n’a pas attendu les propos de la ministre de la Culture Rachida Dati sur « l’accès à la culture en ruralité » pour construire un pôle spécialisé dans le documentaire. On était même très en avance, grâce à une expérience unique, une utopie devenue réalité à une douzaine de kilomètres
d’Aubenas. Un cas d’école.
Histoire d'un projet fou
L’histoire commence en 1979 avec la naissance de l’association Ardèche Images mais, surtout, dix ans plus tard avec la création des États
généraux du film documentaire. Un festival qui voit le jour grâce à Jean-Marie Barbe, un enfant du village revenu à ses racines après quelques
années passées dans le monde du cinéma en tant que réalisateur de films documentaires. Soutenu par un collectif de cinéastes (« La bande à Lumière »), Lussac devient alors le pendant ardéchois du marché du film documentaire de Marseille. Sorte d’Université d’été du documentaire, la manifestation est intellectuellement très ambitieuse, à l’image de Jean-Marie Barbe mais aussi de Jean-Paul Roux, qui lui apportera son soutien indéfectible en tant que maire de Lussas puis président de la communauté de communes et conseiller général (il est décédé en 2022).
5.000
nombre de spectateurs attendus cet été.
Le projet est un peu fou : diffuser pendant une semaine des documentaires d’auteurs indépendants (entre 100 et 120 films) et créer un lieu d’échanges pour les professionnels. Assez pour attirer à Lussas créateurs, réalisateurs voire diffuseurs parisiens invités dans la salle des fêtes ou en plein air, dans une salle de projection improvisée ou au cinéma du village voire sous
un chapiteau éphémère. C’est alors que le réseau professionnel et l’opiniâtreté de Jean-Marie Barbe vont démontrer leur efficacité. Au succès d’estime initial va succéder la reconnaissance d’un public fidèle et enchanté par le lieu. Les États généraux feront mieux que tenir : leur
36e édition se déroulera en cet été 2024, avec plus de 5.000 spectateurs attendus.
Des documentaires indépendants
Entretemps, poussée par l’élan créatif des États généraux, l’association Ardèche Images a donné naissance à une kyrielle de structures : la Maison du Doc (une vidéothèque de 18 000 œuvres à ce jour) ; l’École du Doc, un
centre de formation continue accueillant 30 à 40 stagiaires par an en résidence (Master 2 de réalisation documentaire) ; Andanafilm, une société commerciale internationale ; Docmonde ; DocFilmDépot ; Les Toiles Doc, Ardèche Images Production… Une galaxie regroupée depuis 2018 dans L’Imaginaire, un bâtiment construit pour trois millions d’euros (financé aux trois quarts par les collectivités et l’État), qui abritent aujourd’hui 50 salariés.
Dernière structure accueillie, la plateforme de vidéos à la demande Tënk (ce terme africain signifie « énoncer une pensée claire et concise » ), lancée officiellement lors des États généraux 2016, sous la forme d’une société coopérative d’intérêt collectif. Une campagne de financement participatif réunit alors un millier de contributeurs pour un apport de 35 000 euros. La plateforme respecte la philosophie et la ligne éditoriale inspirant le festival. Dans un paysage médiatique dominé par les grandes chaînes et autres canaux internationaux de diffusion, il s’agit de redonner une place au documentaire, de défendre un cinéma exigeant et original, de soutenir des réalisateurs dont le travail n’entre pas dans les canons du mainstream.
Notre offre éditoriale est inspirée par les mouvements sociaux à travers le monde ou encore l’écologie.
L’actuel directeur de Tënk, Mohamed Safari, résume : « Les documentaires que nous diffusons sont des films d’auteur, indépendants, qui proposent une idée, le point de vue et le regard d’un cinéaste. Ils ne sont pas issus d’une commande ». Annaeve Saïag, responsable de la communication, précise : « Notre offre éditoriale est inspirée par les mouvements sociaux à travers le monde ou encore l’écologie. Cependant, nous nous gardons d’aller vers le documentaire à charge fonctionnant à l’émotion. Il faut aussi souligner que la moitié des films que nous diffusons sont des premières en France » (lire encadré : Des films pour les curieux).
Un équipement haut de gamme proposé en location
Aujourd’hui, les ventes d’abonnements représenteraient près de 40 % du budget de la coopérative qui emploie treize salariés. Les subventions, partenariats et autres soutiens institutionnels (collectivités, Europe, Sacem, CNC…) restent donc indispensables au fonctionnement d’un modèle encore fragile. Tënk repose également sur ses activités de production (une cinquantaine de projets diffusés en cinq ans) et de post-production. Car dans ses locaux de L’Imaginaire, la coopérative dispose d’un outil technique d’excellent niveau, unique en Ardèche et rare en Auvergne Rhône-Alpes : un auditorium de mixage, des salles de montage images et son, d’étalonnage, des studios d’enregistrement. Ces équipements sont proposés à des sociétés extérieures.
Nouvelle génération, nouveaux challenges
Au moment de son 5e anniversaire, Tënk peut afficher son bilan avec fierté. La plateforme propose une filmographie unique en Europe. Jean-Marie Barbe en avait rêvé. Dans une séquence du documentaire intitulé Le Village, il comprenait que certains puissent le considérer comme « déraisonnable ». Mais sa « mission » a toujours été la plus forte : proposer une autre vision du monde à travers les documentaires,
permettre au public de voir des films auquel il n’a pas accès dans les autres médias, lutter contre les déserts culturels. Alors, la culture comme
facteur de développement en zone rurale ? Si la population de Lussas a doublé ces quarante dernières années, on peut raisonnablement penser que son pôle images y est pour quelque chose.
Pourtant, le projet n’a jamais été facile à mener et les budgets restent difficiles à négocier. Le travail remarquable et la passion sans limite ne font pas oublier les difficultés d’une jeune structure soumise aux mouvements tectoniques des médias mondiaux, des habitudes changeantes du public et des finances publiques. Alors que Jean-Marie Barbe a entamé le passage de relais, la nouvelle génération devra dessiner de nouvelles perspectives et ouvrir d’autres portes. Essaimage à l’international ? Partenariats avec d’autres événements culturels, comme c’est déjà le cas avec les Transmusicales de Rennes, le festival de la photo d’Arles ou le festival Karavel de Mourad Merzouki ? À Lussas, l’avenir passera encore par l’innovation culturelle.
Des films pour les curieux
Découvrir ou redécouvrir des documentaires exceptionnels qui ne rencontraient plus leur public en dehors des cercles d’initiés : films rares, grands classiques ou à la marge, documentaires assumant leur subjectivité, qui invitent à penser, proposent un autre regard sur le monde et font appel à la curiosité : Tënk, c’est tout ça en même temps.
À côté des thèmes les plus attendus (société, sciences, musique, arts, histoire, sports…), d’autres résonnent davantage avec la ligne éditoriale affirmée de Tënk : famille, jeunesse, féminismes, luttes, LGBT +, travail, écologie. La plateforme propose une programmation « roulante » : chaque semaine, des films entrent et d’autres sortent du programme. Mais si vous les ratez, pas d’inquiétude : la quasi-totalité des films reste disponible à la location (deux euros/film)
Un catalogue de 1 600 titres
Le catalogue de Tënk, validé par une direction artistique de trois personnes appuyée par un comité consultatif, compte à ce jour près de 1 600 titres. Les abonnés peuvent aussi piocher dans la filmothèque de Tënk pour deux euros supplémentaires par film. Bien sûr, l’équipe a les yeux rivés en permanence sur le nombre d’abonnés. En janvier 2024, lors de notre visite à Lussas, Tënk comptait 10 500 abonnés individuels, sans compter les 20 000 personnes ayant accès à la plateforme via une médiathèque ou une école.
Cet article est issu du beAURA » tome 3, à retrouver ici.