« Faire confiance à ceux qui savent » ; « Interroger ceux qui savent » ; « Nous appuyer sur ceux qui savent ». Ces formules ont été beaucoup entendues ces derniers temps. Et pour cause...
... Et pour cause : notre gouvernement prétend ouvertement s’appuyer sur un conseil de scientifiques qui, parfois, a pu sembler diriger le pays à la place de nos élus. L’attaque serait facile et certains ne s’en sont pas privés, arguant du fait que la France n’était plus dirigée démocratiquement ou que nous étions tombés dans une forme d’oligarchie aristocratique cachant au peuple son vrai visage. Rendez-vous compte (!) : ceux qui sont en mesure d’appréhender les enjeux de la crise que nous traversons – les scientifiques – sont au pouvoir par l’intermédiaire d’un conseil qui n’a pas été élu mais désigné.
S'en remettre aux experts
En d’autres temps, cela n’aurait choqué personne. Socrate, dans le Livre V de la République, parlait du philosophe roi qui, seul, pouvait avoir la charge de diriger la cité. John Stuart Mill, quant à lui, suggérait de donner un droit de vote supplémentaire aux érudits. Quant à Jason Brennan, il proposait de faire du droit de vote l’objet d’un concours ou d’un diplôme. Autre temps, autres mœurs… Peut-être ! Et dans des temps où la complexité du monde paraît de plus en plus insondable, s’en remettre aux experts paraît le raisonnement le plus pertinent. Ainsi nous sacrifions sur l’autel de notre sécurité ce qui fait le cœur de la démocratie : notre liberté. Hobbes, déjà, décrivait ce mécanisme dans son anthropologie (Léviathan, chap. 11 à 13). N’est-ce pas l’une de nos craintes quant aux applications de traçage ?
On le voit, la question se pose en philosophie politique depuis des siècles. Peut-être qu’il est temps de la poser différemment. Et en un sens, l’époque que nous vivons nous y invite. Car on pourrait tout à fait dire que les experts ne répondent qu’aux questions qu’on leur pose : là serait l’écart entre le savoir et la politique ? Peut-être. La politique et, plus largement, LE politique serait cet art des bonnes questions, là où le savoir serait l’art des (bonnes ?) réponses. Peut-être était-ce l’enseignement de Platon quand, dans la bouche de Socrate, il préconisait que la gouvernance des cités doive être réservée aux philosophes. Gouverner serait donc moins le fait de savoir que le fait de poser les bonnes questions pour décider. Une histoire de posture, en somme… De quoi méditer sur nos dirigeants, que l’on parle de nos hommes politiques ou de nos chefs d’entreprise. De quoi méditer sur l’importance de l’humilité par temps de crise (...)
Agir en contexte d'incertitude
Tel est le cœur de question politique : agir en contexte d’incertitude c’est précisément agir quand notre savoir perd de sa valeur, lorsque notre expertise ne nous permet pas d’aller jusqu’au bout du chemin de la vérité, quand nous sommes moins invités à savoir pour agir qu’à agir en doutant, cherchant dans chacun de nos gestes « la bonne action » plutôt que « l’action bonne », et ne pouvant nous appuyer que sur des croyances justifiées, en lieu et place des savoirs que nous pourrions espérer. Certes il faudra rendre des comptes, mais peut-être faut-il, chacun, réfléchir aux attentes que nous avons et ce que nous pouvons légitimement espérer. Car Socrate demanderait bien volontiers… « agir en s’appuyant sur des croyances justifiées… n’est-ce pas ce que nous avons toujours fait » ?
Cette tribune a été rédigée par Baptiste CANAZZI, pour les abeilles noétiques. Le titre et les inter-titres ont été rajoutés par la rédaction de BrefEco.