Pierre-Yves Antras dirige un organisme de 292 salariés.
D.R.
Un projet stratégique autour de la confiance a conduit Haute-Savoie Habitat à libérer son corps puis son coeur et enfin son esprit. Un cheminement sur la voie de l’économie régénérative. Les explications de Pierre-Yves Antras, son directeur général et auteur du livre « Libérer son entreprise »*.
Haute-Savoie Habitat s’est engagée depuis 2015 dans la voie de l’entreprise libérée. Quel a été l’élément déclencheur ?
Pierre-Yves Antras : Rattaché au Conseil départemental, Haute-Savoie Habitat est un organisme HLM qui produit du logement social et s’inscrit dans une logique de qualité. Ses statuts ont été validés il y a 94 ans. Dans les années 2010, le monde entrepreneurial était bouleversé par les suicides dans de grands groupes, la souffrance ou le mal-être ressenti par des salariés. Beaucoup d’entreprises se sont mises à réfléchir à la qualité de vie au travail. À Haute-Savoie Habitat, nous avons décidé de développer un projet stratégique autour de la confiance avec l’ensemble de nos parties prenantes (salariés, locataires, administrateurs, entrepreneurs…). La démarche nous a amenés à tirer un fil qui nous a conduits jusqu’au concept de l’entreprise libérée pour que la mission qui est la sienne depuis 94 ans puisse encore exister demain.
Comment avez-vous procédé ?
P.-Y.A. : Je suis allé à la rencontre de nos équipes — elles sont une quarantaine — pour leur demander ce qui était difficile — le caillou dans la chaussure — et ce que nous pouvions enlever pour que cela se passe mieux. Leur première réaction a été de dire que cela n’allait pas si mal puis nous avons approfondi la question jusqu’à décider de libérer la gestion du temps. Arrivé en stress au travail parce qu’on doit déposer ses enfants à l’école produit des tensions inutiles. L’entreprise libérée est celle qui pose la question du pourquoi avant celle du comment. Elle reconnaît la légitimité des salariés en les questionnant prioritairement sur la manière dont elle doit procéder. Le rôle du manager est de leur donner les moyens de bien comprendre le pourquoi et ensuite de les accompagner dans l’analyse de la manière dont on doit procéder.
Comment s’entend la gestion libre du temps à Haute-Savoie Habitat ?
P.-Y.A. : Dès lors que les besoins de l’entreprise sont exprimés le plus finement possible, en fonction du règlement intérieur et des spécificités de chaque service, les salariés gèrent leur temps de travail. Les managers ont l’interdiction de contrôler que les 34 h 52 hebdomadaires réglementaires sont bien effectuées, ce sont les salariés qui réalisent eux-mêmes le contrôle. Nous sommes déjà sur le chemin de la confiance. On ne libère pas le corps de l’entreprise facilement, il a fallu plusieurs années. La logique d’expression dans laquelle nous nous plaçons donne la possibilité aux salariés de parler et de dire ce qui ne va pas, en sachant que cela ne sera pas utilisé contre eux mais pour y remédier. C’est une construction positive pour les équipes et pour l’entreprise.
Les salariés de Haute-Savoie Habitat disposent d’un dojo. Quel est le rôle d’un tel équipement ?
P.-Y.A. : Les pauses cigarettes ou machine à café sont acceptées. Alors pourquoi pas un temps où les salariés peuvent se retrouver en eux-mêmes pour méditer ou gérer des activités comme des stages de découverte du yoga, du stretching, du pilate ? La seule condition que j’ai imposée, c’est que ces activités se fassent pendant le temps de travail car les pauses sont nécessaires. Le salarié gère comme il le souhaite cette heure, en la décomptant ou non de son temps de travail. Cette logique plus impliquante et responsabilisante est intéressante car pour avancer l’entreprise a besoin de gens détendus et en confiance.
Vous plaidez aussi pour une entreprise qui sort du « non » systématique...
P.-Y.A. : Quand on veut bien écouter ce que la vie nous offre, l’entreprise comme le salarié gagnent. Cela implique de changer un peu de paradigme et de permettre à chacun de demander ce qu’il veut ; d’apprendre à dire oui plutôt que le non que nous avons appris à intégrer. Un jour, un salarié du service informatique souffrant de problèmes de dos dit qu’il aimerait avoir un bureau avec des temps de marche dans la journée, une position debout ou assis sur un ballon. J’ai dit banco. Les autres salariés viennent dans son bureau pour essayer le bureau en marchant, des liens sont créés, des discussions lancées… Ma seule condition était que ce bureau soit partagé comme les autres.
Les managers ne contrôlent pas les horaires de travail. Ce sont les salréis eux-mêmes qui le font, en confiance
C’est-à-dire ?
P.-Y.A. : Lorsqu’un salarié n’est pas dans son bureau, celui-ci devient réservable par les autres. Et cela vaut pour tous les bureaux, y compris le mien. Nous travaillons de plus en plus en mode participatif, avec de vraies décisions partagées. Nous allons très loin dans la transparence et le partage.
Comment faites-vous ?
P.-Y.A. : Nous sommes depuis longtemps des adeptes des outils de visioconférence. Dès le premier jour du confinement en mars 2020, nous avons mis sur pied une cellule de crise qui se retrouvait tous les matins pour faire le point sur le fonctionnement de l’entreprise. Très précieux durant la période, ce « 8-9 » est devenu une instance de direction ouverte à tous les salariés souhaitant participer. Nous sommes en moyenne 150 ce qui permet d’aller beaucoup plus vite dans le partage et la valorisation de ce que chacun fait. Un matin par exemple, je montre un petit film sur l’association les Bureaux du coeur avec l’expérience d’une entreprise partageant ses bureaux lorsqu’ils sont inutilisés le soir. J’ai été personnellement percuté par cette initiative forte et intelligente. Un débat se met en place et je fais un petit sondage pour voir s’il était bien de le faire aussi. Environ 70 % des gens étaient pour, 20 % contre et 10 % indécis. Nous avons mis en place un groupe de travail représentatif de ces opinions pour voir la faisabilité ou non de l’expérience. À la fin de sa mission, ceux qui étaient contre pensaient finalement qu’il s’agissait d’une bonne opportunité. Depuis que nous sommes engagés dans les Bureaux du coeur, nous avons accueilli quatre ou cinq personnes en difficulté. C’est une expérience qu’il fallait sécuriser mais qui fait vibrer l’entreprise alors que ce n’était pas du tout évident.
Avec l'association Les bureaux du coeur, nso partageons nos bureaux quand ils sont inutilisés
Quelles sont les modalités pratiques ?
P.-Y.A. : J’ai été le premier à proposer d’ouvrir mon bureau qui est plutôt spacieux, sans qu’il se transforme en chambre d’hôtel. Nous avons commencé par l’installation d’une cloison amovible pour dédier un espace dans une salle de repas. Ailleurs, nous avons juste adapté une salle de réunion par la présence d’un canapé convertible. Le partage de bureau entraîne une rencontre avec l’autre. Des salariés étaient un peu effrayés face aux réfugiés qui viennent parfois se mettre à l’abri devant notre porte. Depuis les Bureaux du coeur, cette crainte a cessé car on se connaît un peu plus. Nous avons été formatés à ne pas parler de nos faiblesses de peur qu’elles se retournent contre nous. À Haute-Savoie Habitat, nous utilisons les faiblesses pour donner plus de force. Après avoir libérer le corps puis le coeur de l’entreprise, nous sommes passés à l’étape fondamentale de l’intelligence émotionnelle.
Qu’est-ce que l’intelligence émotionnelle de l’entreprise ?
P.-Y.A. : Bien que nous n’ayons pas choisi ce nom, les Bureaux du coeur en sont un bon exemple. À titre personnel, j’ai fait une retraite de trois jours avec 38 de nos 40 managers, tous volontaires pour travailler sur cette intelligence émotionnelle. J’ai créé un poste de coach des coeurs et de la libération qui vient accompagner prioritairement les managers. Nous cultivons de plus en plus l’état d’être qui devient aussi important que le savoir-faire. Comme toute entreprise, nous n’échappons ni aux difficultés ni aux conflits mais nous sommes plus à même de sentir ces signaux avant de tomber dans une gestion de crise.
Quel est le rôle du labo ?
P.-Y.A. : C’est une structure que j’ai créée il y a six ou sept ans pour travailler sur l’énergie, le management dans sa version quantique. Juste avant le covid et le confinement, le labo est parti collectivement méditer en silence durant dix jours pour voir ce que l’on pouvait faire après. Le silence pendant dix jours, c’est difficile… mais quelques mois après, l’expérience a pris tout son sens et montre qu’il y a plus grand que nous. En travaillant sur l’esprit de l’entreprise, on se rend compte que finalement elle est une personne, qu’elle sait ce qui est bon pour elle. La loi s’inscrit dans la même logique avec la raison d’être des entreprises à mission.
Quel bilan tirez-vous de cette démarche ?
P.-Y.A. : On n’attend pas d’un dirigeant qu’il révolutionne ou force le changement mais qu’il se mette au service de l’entreprise pour savoir entendre et écouter ce dont elle a besoin. C’est comme cela qu’on s’est engagé non pas dans la RSE qui est pour moi une norme de mesure et de contrôle mais dans l’économie régénérative. L’avance que nous avons prise nous a permis d’être repérés et de figurer parmi les 150 premières entreprises françaises au sein de la Convention des entreprises pour le climat (CEC). Notre conviction est que réparer ne suffit plus, il faut produire un impact positif pour régénérer, par notre action, la planète. Nous avons été pendant 90 ans une chenille qui, pour exister demain, se transforme en papillon avec un cocon beaucoup plus solide. Notre mission est fondamentalement en train de changer et nous donnons les moyens d’être dans l’économie régénérative. C’est tout le sens de notre projet d’entreprise Vert Demain qui comprend 180 actions parfaitement ciblées et cohérentes qui sont gérées par les salariés et pour les salariés.
* « Libérer son entreprise », de Pierre-Yves Antras. Préface de d’Isaac Getz. Éditions Actes Sud.
Haute-Savoie Habitat
en bref
DG : Pierre-Yves Antras
Siège : Annecy
Effectif : 292 salariés
Un parc de 20 754 logements et 35 foyers ou résidences
554 logements livrés
136 logements mis en chantier
20 M€ investis dans les travaux d’entretien, rénovation, réhabilitation du parc existant.
Cet article est issu de notre hors-série « Les Champions de la RSE » tome 6, à retrouver ici.