Gabrielle Halpern
© Frédérique Touitou
Gabrielle Halpern est philosophe. Formée à l’ENS Lyon, sa thèse avait pour sujet, en 2019, « Penser l’hybride ». Elle puise des exemples concrets pour alimenter ses travaux de recherche auprès d’entreprises et d’institutions publiques ancrées dans leurs territoires, une posture source de richesses protéiformes.
■ Comment définissez-vous l’hybridation ?
Gabrielle Halpern : C’est un mariage improbable réunissant des métiers, des territoires, des usages, des générations, des compétences, des arts, des matériaux qui, a priori, n’ont rien à voir ensemble et, pourtant, assemblés, créent quelque chose de nouveau. Un nouveau lieu, un nouveau territoire, un nouveau métier ou secteur, une nouvelle gouvernance... L’hybridation est mon sujet de recherche depuis plus de 15 ans. J’observe de nombreux signaux faibles qui donnent naissance à cette grande tendance.
■ Serions-nous en passe de quitter le monde en silo qui régit nos organisations ?
G.H. : Notre société crève de ses silos, des frontières absurdes et artificielles que nous avons créées entre les mondes. Sont régulièrement opposés sciences dures et sciences molles, jeunes et séniors, cœur de ville, ruralité et banlieue… Un mouvement nouveau émerge où, dans un tiers-lieu, se regroupent une crèche, des artistes, une entreprise, des acteurs différents. Des contrats de réciprocité apparaissent entre des territoires, pour la fourniture de produits bio dans les cantines scolaires par exemple, entre des entreprises de secteurs différents.
■ Les crises ont-elles encouragé des initiatives ?
G.H. : L’innovation vient d’entreprises ou d’individus plus courageux que les autres, d’une volonté, d’un esprit de transgression, aussi. Au plus fort de la crise énergétique en 2023, j’ai observé des cantines, des restaurateurs, des hôteliers, sur un même bassin, se réunir et mutualiser des biodéchets pour faire de la méthanisation et produire ensemble de l’énergie. Les crises ne sont pas le moteur principal mais elles bousculent nos dogmes. Nous ne ferons plus comme avant. Il faut désormais faire face aux enjeux sociaux, numériques, démographiques, environnementaux et énergétiques. Demain, chacun sera évalué selon sa capacité à hybrider, à relier les mondes.
■ Quelles sont les motivations de ceux qui hybrident ?
G.H. : Elles sont multiples : redonner du sens, créer de la valeur sociale, économique, générationnelle, professionnelle, territoriale…
■ Existe-t-il un profil type d’entreprises mieux armées pour l’hybridation ?
G.H. : Non, toutes les entreprises peuvent assumer cette hybridation. Par exemple, les ETI se situent à une échelle intéressante. Elles sont souvent à la fois très bien implantées sur leur territoire et présentes à l’international. Être en proximité et jouer la carte du monde ne sont pas antinomiques. Les innovations sont protéiformes : le numérique n’est pas la seule innovation possible. Une gouvernance partagée est une innovation sociale. Pour accompagner cet ancrage local et cette hybridation, il faudra cependant repenser les formes de coopération et de relations entre les entreprises et les différents acteurs. Nous aurons besoin d’une nouvelle génération de juristes et de financiers pour accompagner ces nouveaux partenariats.
■ Comment les entreprises et le monde économique s’inscrivent-ils dans cet élan ?
G.H. : Je travaille avec des entreprises, des collectivités territoriales, des fédérations professionnelles pour faire la preuve de concept que l’hybridation est possible dans de nombreux domaines. Je visite des usines et rencontre de très nombreux professionnels pour en observer la mise en œuvre. Je constate que les sujets sont nombreux : le travail des séniors, la mobilité professionnelle, la pénibilité des tâches… Des actions marchent très bien pour une entreprise et pas pour une autre. La tendance à la standardisation pour dupliquer ne fonctionne pas avec l’hybridation. Les organisations doivent se réconcilier avec l’idée de singularité. Ce qui est vrai ici ne le sera pas ailleurs.
■ Notre société est dépendante de nombreuses lois et contraintes. Peut-on hybrider dans ces conditions ?
G.H. : Les normes n’incitent pas à hybrider. Pourtant, je constate des initiatives locales, voire des transgressions, qui fonctionnent. En cascade, nous ferons bouger les lignes. À son niveau, chacun peut jouer son rôle et contribuer à faire évoluer la norme. Je crois fondamentalement dans la liberté de l’être humain et en sa capacité de transgression généreuse.
Cet article a été publié dans le magazine Connect'iaelyon,
rubrique Dossier | Think Tank.